Les boissons fermentées autochtones au Brésil et leur effacement
São Paulo Accueil vous propose une série d’articles sur la thématique « une brève histoire des boissons au Brésil ». Cette série passe en revue la bibliographie historique sur les boissons fermentées traditionnelles, qui tenaient une place considérable dans la plupart des cultures amérindiennes, mais qui ne sont plus consommées aujourd’hui au Brésil, à la différence des autres pays d’Amérique latine. Cependant, d’autres boissons autochtones, comme le mate et le guaraná, ont subsisté et se sont adaptées. Le café et la cachaça sont devenus les boissons les plus emblématiques de la culture brésilienne, bien que leurs usages respectifs remplissent des fonctions opposées.
Les boissons fermentées autochtones au Brésil et leur effacement
À l’origine, l’homme boit de l’eau, qu’il tire de sources plus ou moins saines, compte tenu du risque d’infection bactérienne imputable aux déjections humaines ou animales. Cette histoire a fait l’objet d’un livre de Volker Reinholdlink, A História do uso da água no Brasil. Do descobrimento ao século XX [Histoire des usages de l’eau au Brésil. De la découverte au XXe siècle] publiée par l’Agence nationale des eaux. On y décrit les objets qui servaient à la transporter et la conserver (cruches, vases et pots) et les dispositifs qui utilisaient sa force mécanique (pilons et roues à eau). L’auteur s’attache également à la manière dont l’eau était exploitée dans les raffineries et les mines d’or ainsi que dans les systèmes d’égout.
Cependant, l’eau n’était pas la boisson la plus importante. D’autres, produites par l’homme, avaient un rôle prépondérant. Ainsi, les Amérindiens méprisaient-ils l’eau et lui préféraient-ils les boissons fermentées. En 1558, le Français André Thevet remarqua avec beaucoup d’étonnement que les Amérindiens ne buvaient pas en mangeant et ne mangeaient pas en buvant. Ils préféraient en outre, lorsqu’ils le pouvaient, mélanger l’eau avec un peu de farine. De plus, ils n’utilisaient pas le lait que seuls les nourrissons prenaient au sein de leur mère. Ils appréciaient en revanche les aliments pâteux ou visqueux. Comme l’écrit Oswaldo Gonçalves de Lima :
L’importance accordée aux aliments liquides est une singularité des Amérindiens, surtout en Amérique du Sud et notamment au Brésil. Les deux préparations les plus communément rencontrées sont la tiquara (mélange de farine de manioc et d’eau) et la bouillie, qui tiennent une place essentielle dans ces cultures.
Consommée avant d’être fermentée, la tiquara se faisait en mélangeant l’eau froide et la farine de manioc ou de maïs. D’autres noms pouvaient être utilisés pour désigner ce type de boissons non alcooliques à forte valeur nutritionnelle : chibé, caribe, catimpuera ou jacuba.
Pour éclairer les rapports que les civilisations amérindiennes entretiennent avec l’alcool, il convient de distinguer trois grandes aires culturelles. Dans la première, correspondant géographiquement à la partie septentrionale de l’Amérique du Nord, les boissons fermentées étaient inconnues. Dans une seconde, qui englobent les civilisations d’Amérique centrale, elles existaient mais étaient strictement réservées à l’aristocratie. Dans une troisième aire, correspondant aux Caraïbes et à l’Amérique du Sud, elles étaient utilisées depuis longtemps et étaient produites à partir du manioc, du maïs, du miel ou de fruits, autant d’aliments disponibles avant l’arrivée des Européens.
Parmi les nombreux procédés permettant d’améliorer et de conserver les aliments et les boissons, la fermentation est la plus importante, si bien qu’on la retrouve dans pratiquement toutes les cultures humaines. Le chimiste pernamboucain Oswaldo Gonçalves de Lima est devenu dès les années 1940 un spécialiste des boissons alcoolisées dans les cultures traditionnelles, ce qui en fait un pionnier de l’ethnozimologie comparée, non seulement pour le Brésil et l’Amazonie mais aussi pour toute l’Amérique latine et notamment le Mexique, où il a vécu.
Presque tous les peuples amérindiens d’Amérique du Sud savent faire des boissons fermentées à partir de fruits (comme l’ananas ou le cajou) ou à partir de céréales (comme le maïs) ou encore de tubercules comme le manioc (aussi bien celui de type aipim directement consommable que le mandioca brava dont il fallait extraire le poison). Il existe une exception notable : les peuples Jê du haut Xingu qui ne produisent aucune boisson alcoolique fermentée. Suite à la diffusion de la langue arawak, cachiri est devenu le terme le plus courant pour désigner les boissons fermentées à base de manioc. Beaucoup d’autres termes comme caiçuma ou pajauaru sont également utilisés. Lorsque ces breuvages consistaient en un mélange de manioc et de maïs, les Tupis du littoral l’appelaient caracu, cauim lorsqu’il s’agissait seulement de manioc. Gonçalves de Lima a distingué trois manières différentes de préparation : celles qui reposent sur l’insalivation (comme le cauim), celles qui mettent le manioc à tremper dans l’eau pour le faire fermenter (puba) et celles qui laissent moisir des genres de biscuits (beijus). En ce qui concerne le cauim, les Tupi de la zone côtière procédaient donc par insalivation, autrement dit le manioc était mâché et il subissait alors l’action de l’amylase présente dans la salive qui saccharifiait l’amidon. Après quoi, il était conservé dans des pots en céramique où il fermentait. Les sources documentaires rapportent que seules les femmes, singulièrement les vierges, pouvaient mâcher le manioc. Celles-ci ne pouvaient en outre boire du caium qu’une fois nubiles, après leurs premières règles, de même que les hommes ne pouvaient en consommer qu’après avoir tué un ennemi au combat.
Ces boissons étaient consommées à l’occasion de grandes fêtes nommées cauinagens. Les premiers chroniqueurs dans leur ensemble, qu’ils aient été français ou portugais, ont rapporté du Brésil des récits où ils détaillaient ces libations rituelles par le menu. Comme Ronald Raminelli l’a résumé, Jean de Léry, Anchieta, Fernão Cardim, Gabriel Soares de Sousa, Claude d’Abbeville et quelques autres ont décri ces cérémonies pendant le premier siècle de la colonisation. Le pionnier de l’ethnologie, Alfred Métraux, qui a inventorié les ethnies sud-américaines, considérait que le cauim était une boisson sacrée qui accompagnait la guerre, les festins cannibales et presque toutes les activités sociales :
Il n’y avait pas d’événement important de la vie sociale ou religieuse des Tupinambas qui n’ait été suivi de la consommation copieuse d’une boisson fermentée connue sous le nom de cauim.
Au cours des cauinagens, la conscience des individus était modifiée par l’ébriété, donnant lieu à des rituels frénétiques qui s’avéraient être un moyen privilégié pour transmettre la mémoire, les hauts faits et les mythes de la communauté. C’est pourquoi ces cérémonies étaient vilipendées par les missionnaires et les colonisateurs qui y voyaient un exutoire à la gourmandise, la débauche et l’idolâtrie. Le jésuite Anchieta a même écrit des pièces de théâtre religieuses et pédagogiques comme le « Jeu de São Lourenço » en vue de combattre les cauinagens. À ses yeux, ces beuveries qu’on rencontrait dans tout le continent étaient synonymes de péché car, affirmait-il, dans tout péché il y a de l’ivresse.
La récente théorie anthropologique dite du « perspectivisme amérindien » a permis de mettre en évidence l’importance de la cauinagem. Dans son ouvrage de 2005, Um peixe olhou para mim. O povo Yudjá e a perspectiva [Un poisson m’a regardé. Le peuple Yudjá et la perspective], Tânia Stolze Lima a montré que les Yudjá (Jurunas), considèrent le cauim comme un sujet en soi. De la même manière, ils attribuent à certains éléments du règne animal, végétal ou minéral une subjectivité et une capacité d’initiative et d’action. Pour Eduardo Viveiros de Castro, les Amérindiens sont capables de « franchir délibérément les barrières physiques des autres espèces pour adopter le point de vue de subjectivités « étrangères » ». La technologie à laquelle ils recourent dans ce but est une « drogue, qui a pour effet de brouiller radicalement la distinction entre nature et culture en suscitant une zone de « surnature », autrement dit, une nature conçue comme culture ». Dans le chapitre qu’il a donné à l’ouvrage coordonné par Beatriz Labate et al., intitulé « Cauim, substância e efeito: sobre o consumo de bebidas fermentadas entre os ameríndios » [Cauim, substance et effet : sur la consommation de boissons fermentées chez les Amérindiens] Renato Stutzman a résumé de manière assez complète les fonctions que remplit le cauim et il a montré son importance anthropologique.
La chicha, à base de maïs, et le pulque, à base d’agave, sont encore populaires de nos jours dans l’Amérique andine et en Amérique centrale : ils sont consommés à la maison comme dans de petits établissements commerciaux. Par contre, les boissons fermentées à base de manioc que l’on consommait traditionnellement au Brésil ont pratiquement disparu, ce qui témoigne de l’affaiblissement des traditions amérindiennes dans cette aire. Ainsi, on ne distille plus d’alcool de manioc que dans l’État du Maranhão où il est devenu une eau-de-vie locale dénommée tiquira.
Les Portugais éprouvaient de la répugnance à l’égard des procédés traditionnels de fabrication, que ce soit l’insalivation, la fermentation dans l’eau (puba) ou encore la formation de moisissures. En outre, les immenses beuveries rituelles auxquelles se livraient les autochtones étaient une occasion pour célébrer la guerre, transmettre la mémoire collective et accomplir des cérémonies initiatiques, autant de pratiques traditionnelles que désapprouvaient les colonisateurs.
Auteur : Henrique Carneiro
Henrique Carneiro est professeur du Département d’histoire de l’Université de São Paulo (USP), où il est coordinateur du Laboratoire d’études historiques sur les drogues et les aliments (Lehda). Il est membre-fondateur du Centre interdisciplinaire d’études psychoactives (NEIP).