L’empire du café
São Paulo Accueil vous propose une série d’articles sur la thématique « une brève histoire des boissons au Brésil ». Cette série passe en revue la bibliographie historique sur les boissons fermentées traditionnelles, qui tenaient une place considérable dans la plupart des cultures amérindiennes, mais qui ne sont plus consommées aujourd’hui au Brésil, à la différence des autres pays d’Amérique latine. Cependant, d’autres boissons autochtones, comme le mate et le guaraná, ont subsisté et se sont adaptées. Le café et la cachaça sont devenus les boissons les plus emblématiques de la culture brésilienne, bien que leurs usages respectifs remplissent des fonctions opposées.
L’empire du café
D’origine africaine, le café a été acclimaté en Amérique par les Français puis par les Portugais. Au Brésil, il est devenu un produit emblématique. De fait, cette plante a tenu une place importante dans l’histoire sociale et économique du pays. Elle a été étroitement liée au remplacement du travail forcé par le travail libre qui s’est développé avec l’apport d’immigrants européens et a accompagné la propagation des idées républicaines face à un régime monarchique et esclavagiste. À mesure que le café est devenu prépondérant, le centre de gravité du pays s’est déplacé du Nordeste vers le Sud-Est. Les chauvinismes régionaux ont attribué le retard du premier à la prédominance de la canne à sucre et le dynamisme du second à la culture du café. En fait, le caféier a été bien plus qu’un « or vert ». En effet, son fruit a été associé à des valeurs de masculinité, de travail industrieux et de virilité agressive. Il n’est pas exagéré de dire que son implantation au Brésil se confond avec une certaine mise au pas de la nature sauvage par ces pionniers (les bandeirantes) qui ont forgé l’identité régionale du Sud-Est.
Le Brésil a exporté pour la première fois du café en 1806. Un demi-siècle plus tard, il produisait les deux cinquièmes de la production mondiale. Santos est devenu un port d’exportation qui acheminait des quantités considérables de grains vers le monde entier et, plus particulièrement, vers les États-Unis. Il a figuré sur les armoiries de l’Empire puis de la République et il a assuré la domination d’une oligarchie pauliste qui, associée à celle du Minas Gerais, a contrôlé la fédération jusqu’à la Révolution de 1930. Il a imprimé sa marque dans la région devenue la plus dynamique du pays.
En tant que produit phare de l’économie brésilienne son histoire a été principalement étudiée en terme quantitatif. Toutefois, au début du XXe siècle, à l’apogée de l’économie caféière, des auteurs comme Monteiro Lobato, Sérgio Milliet et Basílio de Magalhães ont loué le café pour ses valeurs civilisatrices (le défrichement des terres s’est fait en son nom) et pour ses effets stimulants. Le café incarnait l’ardeur au travail dont était capable le Pauliste, lorsqu’il était galvanisé par cette boisson énergétique qui favorisait la productivité.
Les écrits de ces auteurs reflètent l’esprit d’un certain São Paulo, fier de son dynamisme et prompt à magnifier sa plante fétiche. Déboiser la forêt originale réputée inutile et s’approprier des terres, fût-ce frauduleusement, était porté à son crédit. Ainsi, le café a-t-il « ressuscité le mouvement des pionniers d’antan ». Cette région était une « grande forêt vierge d’une beauté majestueuse ». Cependant elle n’a pas résisté au double mouvement de colonisation, qui la pénètre d’abord, puis la détruit : « La machette du pionnier l’avait autrefois entaillée, malgré les morsures ; le pionnier moderne, hache sur l’épaule et lanterne à huile à la main, est revenu non pas pour la pénétrer, mais pour la détruire. » Le Pauliste, selon lui, est un « ambitieux forcené » : son « âme froide » ne voit de beauté que dans une plantation bien ordonnée.
Défenseur inconditionnel de l’économie caféière de São Paulo, Lobato déclarait en 1922 : « Rien n’est plus splendide (et rien n’excuse mieux l’orgueil des Paulistes) que les interminables rangées de caféiers parfaitement alignés, qui ont remplacé la forêt primaire. » Il ne reculait pas devant la métaphore martiale pour souligner le caractère « épique » de cette avancée. Admirant ces immenses plantations de café, qu’il les voyait défiler de la fenêtre du train pendant des heures, il évoquait la marche triomphale d’un « arbre d’or », nourri du « sang de la terre » et partant à l’offensive tel un tank. Traducteur et admirateur de Henry Ford, dont il louait les techniques d’organisation du travail, il soulignait les effets bénéfiques du café qui, disait-il, stimule le système nerveux et dispose au travail.
Le grand critique littéraire, Sérgio Milliet, a également consacré quelques pages à ce breuvage, dont il tresse les louanges. La culture du caféier revêt sous sa plume une connotation sexuelle : les plantations pénètrent et fécondent la forêt sauvage qu’il faut éradiquer pour préparer l’avènement de la civilisation. Le café, marchandise impériale par excellence, colonise et subordonne tout à sa voracité conquérante :
Tout gravite autour de l’or vert. Tout vient de lui et tout retourne à lui : hommes, animaux, machines. La terre exsangue qu’il abandonne se dépeuple, s’appauvrit, dépérit ; la terre vierge qu’il déflore devient grosse d’une vie active, elle engraisse, se développe.
Cette vocation conquérante acquiert une connotation mercantile et surtout virile : le déboisement est comparé à une défloraison, et la monoculture est comparée à une union charnelle avec la terre dont le fruit sera la richesse. En fait, lorsqu’on se penche sur les conditions de cette « défloraison », on se rend compte que celle-ci s’apparente plutôt à un viol. La culture du café a été un acte agressif qui a eu pour effet de détruire toute la diversité des sols avant de les épuiser non sans en avoir au passage accaparé la fécondité. Le fruit en a été une commodity internationale : une marchandise dont la valeur est non seulement économique, mais également symbolique, attendu qu’elle incarne le dynamisme masculin et belliqueux.
Sérgio Milliet a analysé la vocation colonisatrice du café et le considère comme un sujet autonome obéissant apparemment à sa propre volonté d’expansion pour apporter sa richesse à l’État de São Paulo. Ce faisant, il s’en tient malheureusement aux seuls aspects économiques et commerciaux du produit, laissant de côté les problématiques culturelles liées à ses usages. Il n’explique pas non plus pourquoi il existait une telle demande, de même qu’il ne s’interroge pas sur les raisons de l’hypertrophie exponentielle du secteur qui conduisit à une crise de surproduction puis, après 1929, à la chute des prix et à la destruction des excédents.
Milliet ne parle pas non plus des échos que le café a rencontrés dans la littérature et les arts. Cette tâche est revenue à Basílio de Magalhães avec son O café na história, no folclore e nas belas-artes [Le café dans l’histoire, le folklore et les beaux-arts] publié en 1980. Il y relate la destinée de Francisco de Melo Palheta qui, en 1727, aurait introduit au Brésil la culture du café qu’il avait fait venir de la Guyane française. Magalhães prophétise, sur le ton du panégyrique « Un immense océan vert recouvert de fleurs d’une blancheur éclatante ou parsemé de cerises vermeilles, s’étendra sur toute la partie méridionale du Brésil central, immense région qui forme le cœur du pays. »
Monteiro Lobato reconnaît plus volontiers que l’univers du café n’a pas été idyllique, et qu’il a été façonné à coups de hache et par le feu. Dès les débuts de la conquête caféière, il a fallu, explique-t-il, appliquer aux nouvelles terres le régime de la propriété privée. Les nouveaux occupants non seulement manifestaient une hardiesse qui le disputait à l’absence la plus totale de scrupules, mais ils s’y entendaient également dans « l’art de fabriquer des titres de propriétés à partir de rien ». Par le truchement du café élevé au rang de sujet parlant, l’auteur s’écrie : « Ma faim est au-dessus de la morale, et je ne connais que les lois de mon appétit. » Une « faim sympathique » ajoute-t-il.
Mais en quoi consiste cette faim ou plutôt cette soif de café. C’est évidemment une appétence pour l’excitation. Le café stimule la volonté, le système neuro-moteur et l’esprit, si bien qu’il est devenu une drogue qui permet de satisfaire des exigences professionnelles, militaires ou intellectuelles de productivité. Il est aussi simplement consommé à cause du plaisir procuré par l’excitation. La demande extérieure, notamment étatsunienne, a entraîné au XIXe siècle la diffusion d’un produit qui était l’emblème par excellence de la modernité et de la sobriété. Conformément à la logique du système colonial qui privilégie la monoculture, le Brésil s’est spécialisé dans sa production, à tel point qu’il en est devenu au XXe siècle le plus grand producteur mondial. C’est pourquoi la crise de 1929 a engendré d’énormes excédents, qu’il a fallu détruire dans le but de relever des prix en chute libre. Le thème de la décadence est alors devenu récurrent dans les études sur le café, comme l’indique le titre de la traduction en portugais du livre de Stanley Stein, Grandeza e decadência do café no vale do Paraíba com referência especial ao município de Vassouras [Grandeur et décadence du café dans la vallée du Paraíba, et singulièrement dans la commune de Vassouras]. Publié aux États-Unis en anglais en 1957, son titre original (Vassouras: A Brazilian Coffee County, 1850-1900) restait plus neutre. La parution de ce livre au Brésil a été un jalon, car il a marqué l’avènement d’une nouvelle historiographie.
Lobato s’était fait l’écho de cette décadence en jugeant que la destruction de stocks considérables était une folie et que son pays avait perdu le sens commun. Dans América, publié en 1931, il écrivait :
Nous avions décidé de prendre la route la plus sinueuse. Avoir du bon sens était le crime des crimes. Le Brésil « valorisait » le café. Pour créer l’engouement collectif nécessaire à cette formidable aventure, il avait fallu inverser des valeurs universellement admises. Le simple mot de « bon sens » vous rendait suspect aux yeux de la police.
Le café du Brésil n’a pas bénéficié d’une étude comparable à celle que Fernando Ortiz a consacrée au tabac et au sucre à Cuba. Dans Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, il montrait que ces deux produits (qui tiennent une place centrale dans l’histoire cubaine) remplirent des fonctions radicalement opposées. Nous pourrions appliquer la thèse du livre d’Ortiz au Brésil, et dire qu’il existe également une dichotomie radicale entre le café et l’eau-de-vie.
La médecine a beaucoup critiqué le café, qu’elle considérait comme un aphrodisiaque et comme un facteur de « dessèchement » excessif. Au XVIIe siècle, toutefois, il était regardé comme un produit aux multiples vertus. On affirmait volontiers : « [Il] aide à digérer les aliments, soulage les maux de tête, prévient l’alcoolisme […], renforce la mémoire, met de bonne humeur, et remédie à toutes sortes de maux : vertige, émotivité, paralysie, apoplexie, sommeil profond, hydropisie, expectoration, fluxion de poitrine, goutte, maladies oculaires, otites, palpitations cardiaque, hypocondries, flatulences, coliques causées par le froid ; enfin il soigne les chutes et il est fortement diurétique » .
D’autres en Europe condamnaient le café. Ce fut le cas, par exemple, de Simon Pauli, le médecin du roi Christian du Danemark. Dans son traité Commentarius de abusu tabaci Americanorum veteri et herbae Thee Asiaticorum in Europa novo…, publié en 1665 et traduit en anglais en 1746 sous le titre A Treatise on Tobacco, Tea, Coffee, and Chocolate, il se montrait hostile à l’utilisation des stimulants en général. Ironie de l’histoire : Carl Von Martius lui a rendu un hommage posthume en donnant en 1819 le nom de Paullinia à un ensemble de près de 170 espèces, qui comprend le guaraná (Paullina cupana). Il n’empêche, le médecin du roi du Danemark déclarait :
Il est du devoir de chaque Européen de s’engager pour que la loi mette un terme à ce mal épidémique et interdise l’abus non seulement du thé, mais également du tabac, dans la mesure où, comme je l’ai montré, ces deux substances (à l’instar du café) débilitent tellement les hommes européens qu’ils deviennent incapables de perpétuer leur espèce, comme s’ils étaient des eunuques, dont certains peuvent être terriblement lubriques, mais dont on sait parfaitement qu’ils sont inaptes à procréer.
Café, chocolat et tabac, affirme Pauli, « ont le pouvoir de stimuler le désir sexuel, mais peuvent cependant rendre stérile, en raison du conflit entre leurs parties hétérogènes […] mais aucune d’entre elles ne peuvent fertiliser le sperme ». Et, conclut-il, « l’efféminement et l’impuissance entraînés par l’usage du café et du tabac sont suffisamment démontrés ». Cette dénonciation des substances excitantes venues des Indes occidentales a quelque chose de paradoxal, venant d’un médecin qui a donné son nom scientifique au guaraná !
La condamnation du café était particulièrement forte dans le monde germanique. À telle enseigne que Frédéric II avait même cherché à l’interdire, notamment aux travailleurs, en 1777. Cette boisson étrangère était, là aussi, accusée d’être aphrodisiaque et de provoquer la stérilité, mais la décision de la bannir a dû également être motivée par le fait qu’elle risquait de concurrencer la bière.
Au Brésil, en revanche, on ne critiquait généralement pas les effets excitants et stimulants du café, presque toujours considérés comme positifs. Les détracteurs qui y étaient connus comme les homéopathes (Samuel Hahnemann en particulier) et certains groupes religieux et puritains comme l’Église des adventistes du septième jour, rencontraient peu d’écho. Les livres de l’Américaine Ellen G. White avaient pourtant été traduits en portugais depuis que l’Église adventiste avait été fondée au Brésil, en 1896. Elle avait été le principal agent de diffusion des préceptes alimentaires da sa confession qui proscrivaient le thé, le café, la bière, le vin et les autres boissons alcooliques. Notons que cette hostilité vis-à-vis du café constitue une exception au Brésil.
Consommateur, producteur et exportateur de café, le Brésil avait été brocardé à l’époque de l’Indépendance par les Portugais, qui raillaient au moyen d’un quatrain le nouveau drapeau de l’Empire, sur lequel le caféier avait remplacé les cinq capucines lusitaniennes :
Ivana Stolze Lima, dans une autre version mentionnée par Basílio de Magalhães
Sacré peuple brésilien
De la race de Guinée
Qui a remplacé les cinq capucines
Par les rameaux de caféier.
Créé par le peintre français Jean Baptiste Debret à la demande du prince régent Pedro de Alcântara, les armoiries impériales étaient devenues l’emblème du pays sous l’Empire puis, après 1889, sous la République. Il arbore jusqu’à aujourd’hui un rameau de tabac en fleur et une branche de caféier chargée de fruits.
Le café est devenu le premier produit agricole et d’exportation sous l’Empire, et il l’est resté jusqu’à la profonde transformation de la République imposée par Getúlio Vargas lors de la Révolution de 1930. La crise boursière de 1929 n’a pas été étrangère à cet événement : les prix du café ont tellement chuté qu’il a fallu procéder à la plus grande destruction d’excédents jamais connue.
Le café est également associé à un cycle économique qui a débuté à l’époque coloniale, au cours duquel le Sud-Est est devenu le cœur de l’activité industrielle du pays, évinçant le Nordeste producteur de sucre. Sa production a pris une telle ampleur que le petit déjeuner portugais a été rebaptisé au Brésil « café du matin ».
À la différence du café, le thé noir n’a pas rencontré de réel succès, malgré les efforts du Second Empire, qui a fait venir des immigrés chinois pour en développer la culture. Il n’est plus produit aujourd’hui que dans quelques niches agricoles restreintes comme la vallée du Ribeira dans l’État de São Paulo. Si le café avait acquis la réputation d’être une boisson masculine, favorisant les interactions sociales au sein de l’espace public, le thé est resté une boisson féminine consommée au cours de réunions qui se déroulent dans l’espace domestique, avec des ustensiles spécifiques comme la théière et les tasses. Ainsi, entre les deux boissons s’est constituée une « stratégie de genre ».
Auteur : Henrique Carneiro
Henrique Carneiro est professeur du Département d’histoire de l’Université de São Paulo (USP), où il est coordinateur du Laboratoire d’études historiques sur les drogues et les aliments (Lehda). Il est membre-fondateur du Centre interdisciplinaire d’études psychoactives (NEIP).