La cachaça : l’eau-de-vie du pays
São Paulo Accueil vous propose une série d’articles sur la thématique « une brève histoire des boissons au Brésil ». Cette série passe en revue la bibliographie historique sur les boissons fermentées traditionnelles, qui tenaient une place considérable dans la plupart des cultures amérindiennes, mais qui ne sont plus consommées aujourd’hui au Brésil, à la différence des autres pays d’Amérique latine. Cependant, d’autres boissons autochtones, comme le mate et le guaraná, ont subsisté et se sont adaptées. Le café et la cachaça sont devenus les boissons les plus emblématiques de la culture brésilienne, bien que leurs usages respectifs remplissent des fonctions opposées.
La cachaça : l’eau-de-vie du pays
L’eau de vie s’oppose radicalement au café et au thé aussi bien sur le plan pharmacologique que symbolique. Les diverses eaux-de-vie à base de canne à sucre avaient d’abord été réservées aux pharmaciens qui en faisaient un usage strictement médical. Puis elles ont été consommées dans tout le pays et elles ont également été utilisées comme monnaie d’échange dans le commerce des esclaves avec l’Afrique. Produite à partir de la distillation du jus de canne à sucre fermenté, la garapa est devenue l’eau-de-vie la plus commune au Brésil. À la différence du rhum des Caraïbes, elle n’est pas faite à partir de la mélasse (produit restant liquide lors de la cristallisation) mais du jus que l’on porte à ébullition et dont on écume les scories. Ainsi, le terme de cachaça désigne-t-il la mousse que l’on enlevait du chaudron et que l’on donnait en général aux animaux. Par la suite, ce nom a été donné à l’eau-de-vie elle-même, dont le titre d’alcool se situe entre 38 et 48 degrés.
Personne ne s’accorde sur la quantité d’eau-de-vie que l’on consommait à l’époque coloniale et après l’Indépendance, ni sur la fonction sociale qu’elle remplissait alors. D’où un grand nombre de controverses et de conjectures. En 1649, en pleine guerre contre les Hollandais, la Couronne portugaise en avait interdit la production. Cette mesure s’inscrivait dans une stratégie visant à bloquer toute activité économique susceptible de remettre en cause le monopole du Portugal sur les biens de consommation importés. Cette prohibition a été levée en 1661 mais, à la fin du siècle, les exportations ont été à nouveau proscrites, notamment celles en provenance d’Afrique où l’eau-de-vie servait à l’achat des esclaves destinés au Brésil. L’historien Luis Felipe de Alencastro estime qu’en moyenne près de 310 000 litres de cachaça étaient envoyés chaque année en Angola dans ce but.
Grand voyageur, orientaliste érudit et consul de Grande-Bretagne à Rio de Janeiro, Richard Francis Burton est l’un des chroniqueurs étrangers qui s’est le plus intéressé aux usages liés à la consommation de l’eau-de-vie parmi les diverses coutumes de la société brésilienne. Dans la relation de son voyage publiée à Londres en 1869, il rappelait que Saint Hilaire disait qu’en son temps il était rare de voir un homme ivre ; ou encore que Gardner affirmait qu’en débarquant à Liverpool, il avait vu en peu de jours plus d’ivrognes qu’il n’en avait rencontrés en cinq ans dans la population brésilienne, qu’elle soit blanche ou noire. Toutefois, c’était aussitôt pour ajouter que si cela était vrai pour les villes du littoral, ce n’était pas du tout le cas à l’intérieur où, d’après sa propre expérience, il avait vu que l’on consommait beaucoup d’alcool et que les scènes d’ébriété étaient fréquentes. En effet, à partir de la découverte des gisements d’or, à la fin du XVIIe siècle, les prospecteurs (esclaves et travailleurs libres) en consommaient de grande quantité. On en buvait au travail « pour avoir de quoi transpirer » et pour « se réchauffer les poumons », mais on l’utilisait aussi comme un remède supposé tout soigner. Comme l’a écrit Burton, elle « rafraîchit lorsqu’on a chaud, réchauffe lorsqu’on a froid, sèche lorsqu’on est mouillé et mouille, lorsqu’on est desséché ».
L’histoire économique du Brésil montre que, selon les périodes, la cachaça pouvait se substituer au sucre dont le volume de production et le prix fluctuaient. Elle était destinée aussi bien à la consommation intérieure qu’à l’exportation ou à la traite esclavagiste. Dès 1932, l’historien pauliste Caio Prado Júnior soulignait le rôle crucial de l’eau-de-vie dans l’économie du Brésil :
C’est un sous-produit que l’on consommait couramment dans le pays, et qu’on troquait sur les côtes africaines contre des esclaves. Outre les distilleries d’eau-de-vie jouxtant les raffineries, il existait des établissements exclusivement dédiés à sa production : il s’agissait de moulins aux proportions généralement plus modestes que les raffineries, des installations plus simples, moins onéreuses et par conséquent plus accessibles. En termes de moyens de production, l’eau-de-vie est démocratique, alors que le sucre est élitiste. (Prado Jr. 1989, 47).
Dans l’économie coloniale dominée par les raffineries de sucre, l’eau-de-vie était un produit si accessible qu’il était également produit dans les quilombos, ces communautés d’esclaves fugitifs. Dans son livre avant-gardiste, Prelúdio da cachaça… [Préludes de la cachaça], Luis da Camara Cascudo, l’un des plus prolifiques spécialistes de l’alimentation brésilienne, l’a décrite comme étant la « boisson du peuple : âpre, rebelle, insoumise aux préceptes du bon goût, boisson de 1817 (année de la révolution du Pernambouc), de l’Indépendance, qui défie même le tout-puissant vin portugais ». Après l’avoir associée aux différentes guerres et mouvements de révolte ayant émaillé la période de l’Empire, l’auteur la compare à un « conspirateur fomentant l’abolition de l’esclavage, un héraut de la République » et il en fait « la boisson nationale, la Brésilienne ». L’eau-de-vie est ainsi devenue une boisson nationale et elle a même été élevée au rang de patrimoine immatériel.
Les Portugais ont ramené d’Asie la canne à sucre, dont la distillation a permis de supplanter les boissons autochtones faites à partir de la fermentation du manioc, du maïs ou de fruits. Ces breuvages locaux ont ainsi pratiquement disparu ou ont été reléguées dans des régions lointaines, où elles ne subsistent qu’à l’état de manifestations folkloriques ou de pratiques locales. Cependant, la bière, une autre boisson fermentée, s’est ancrée très profondément dans les mœurs brésiliennes. Ainsi, dès le XIXe siècle, elle était non seulement importée, mais également fabriquée à Rio de Janeiro. Malgré son poids économique (la plus grande entreprise du Brésil est une entreprise qui en produit), son historiographie n’en est encore qu’à ses débuts. Teresa Cristina de Novais Marques a signé en 2014 l’un des meilleurs travaux sur ce sujet : A cerveja e a cidade do Rio de Janeiro. De 1888 ao início dos anos 1930 [La bière et la ville de Rio de Janeiro, de 1888 au début des années 1930]. Elle montre comment Brahma, à Rio de Janeiro, et Antárctica, à São Paulo, se sont imposées comme les entreprises les plus importantes du pays. En outre, elle explique comment ont émergé les discours hostiles à la consommation d’alcool ou les mouvements incitant à la modération.
Toutefois, les tentatives d’interdiction n’ont jamais été au-delà de quelques initiatives régionales visant à limiter l’accès aux boissons alcoolisées, notamment en réduisant les heures d’ouverture des lieux de vente. L’exemple du Ceará est décortiqué dans l’excellent livre de Raul Max Lucas da Costa, qui se penche sur les campagnes menées dans les années 1930 et examine pourquoi les rares projets de lois visant à restreindre la consommation d’alcool ont échoué. De fait, l’industrie productrice d’alcool de sucre était tellement prédominante qu’elle entravait toute tentative de prohibition. Quant au café, il n’a jamais été question de limiter sa consommation voire de l’interdire, même aux enfants, tant il est vrai que les effets pharmacologiques de la caféine (l’excitation) sont étroitement associés à des valeurs de masculinité, de dynamisme et de performance.
Auteur : Henrique Carneiro
Henrique Carneiro est professeur du Département d’histoire de l’Université de São Paulo (USP), où il est coordinateur du Laboratoire d’études historiques sur les drogues et les aliments (Lehda). Il est membre-fondateur du Centre interdisciplinaire d’études psychoactives (NEIP).